Après avoir parlé de l’esclavage aux États-Unis (le passé d’Angela et l’épave du dernier négrier américain) et au Canada (Des traces de l’esclavage). Nous voilà en Europe, des pays on profiter de cette manne avec la vente d’esclave en provenance d’Afrique. Nous sommes en France, plus précisément à Nantes. Il semble en effet que cette ville soit plus ouverte pour parler de l’esclavage, même si l’histoire demeure discrète.
Nuage
Les traces discrètes de l’esclavage en France
Dieudonné Boutrin, descendant d’un esclave martiniquais, souhaite bâtir une grande réplique d’un bateau négrier à des fins éducatives.
PHOTO : RADIO-CANADA / YANIK DUMONT BARON
Yanik Dumont Baron
2019-08-27 | Mis à jour hier à 7 h 41
Il y a 400 ans, les premiers esclaves africains débarquaient sur les côtes américaines. Des expéditions financées par des Européens, qui en ont aussi tiré de riches profits. Un passé peu discuté aujourd’hui sur le Vieux Continent, même s’il en demeure des traces bien visibles pour celui qui sait où regarder.
Barbara Chiron dirige un organisme de sensibilisation à l’histoire de la traite transatlantique. Sur les murs du centre-ville de Nantes, elle voit beaucoup de traces de son passé négrier : des visages sculptés dans la pierre, des inscriptions, des symboles maritimes.
La jeune femme montre du doigt la façade d’un de ces grands édifices. Il s’agit d’un de ces imposants bâtiments qui donnent une allure prestigieuse à la ville portuaire, jadis plus important port de traite de France.
Là, on a une très belle figure d’une personne africaine, qu’on reconnaît avec ses boucles d’oreilles, ses boules et ses cheveux crépus. Barbara Chiron, directrice de l’organisme Les anneaux de la mémoire
La façade d’un édifice au centre-ville de Nantes affichant une tête d’esclave sur une corniche.
PHOTO : RADIO-CANADA / YANIK DUMONT BARON
Ces choses-là […] disaient quelque chose aux gens qui arrivaient. Voilà, vous arrivez dans une ville qui fait du commerce, vous entrez dans une ville internationale. Vous entrez dans une ville faste!, précise Barbara Chiron.
En empruntant une rue portant le nom de l’un de ces armateurs nantais dont la fortune reposait en partie sur l’esclavage, Barbara Chiron se rappelle des paroles d’un abolitionniste français du XVIIIe siècle.
Il y a une expression de l’abbé Grégoire qui disait que l’argent sanglant des mers se lavait à Nantes dans la beauté.
Du doigt, elle montre un autre de ces édifices construits avec les profits du commerce de la mer. Bâti sur la sueur des esclaves africains envoyés dans les colonies françaises d’Amérique.
Les murs de ce bâtiment sont hauts, blancs. Propres. Les fenêtres et les portes sont nombreuses. Les balcons sont noirs. Faits d’un délicat fer forgé, fabriqué dans la région, précise Barbara Chiron, avec du fer qui servait à la fois pour faire des balcons et à la fois pour les fers des esclaves
.
Des mêmes forges sont en effet sortis les fers qui ont emprisonné les Africains et ceux qui ornent les balcons nantais. Une ironie de l’histoire qui passe inaperçue pour celui qui ne sait pas.
Une traite qui était bien payante
Nantes est la ville française qui discute le plus ouvertement de son passé d’esclavagiste. Davantage que Bordeaux, La Rochelle ou Le Havre, d’autres ports dont l’économie a longtemps été liée à la traite des Noirs.
À Nantes, le passé est assez bien détaillé dans son musée d’histoire. La directrice scientifique, Krystel Gualdé, tire une certaine fierté d’une grande aquarelle d’époque contenant le détail des transactions pour acquérir des esclaves en Afrique.
Un plan détaillé d’un négrier exposé à Nantes.
PHOTO : RADIO-CANADA / YANIK DUMONT BARON
Le navire La Marie Séraphique est dépeint sur l’eau, de côté. Quatre dessins montrent, de haut, les différents étages du navire avec leurs cargaisons respectives.
Celui représentant l’entrepont montre bien à quel point les esclaves étaient entassés, cordés lors de la traversée
Des conditions encore plus inouïesque ce que les historiens avaient imaginé.
Au bas de l’aquarelle, une comptabilité bien minutieuse qui donne froid dans le dos : une liste précise des objets embarqués à bord, puis échangés contre des esclaves.
Le nombre d’hommes, de femmes et d’enfants africains est aussi listé : 184 hommes, 58 femmes, 47 garçons, 9 fillettes. Puis une autre colonne : morts à déduire
.
Ce sont les gens qui n’ont pas survécu à la traversée, explique Krystel Gualdé.
Un exercice comptable légitime en 1769, mais qui paraît aujourd’hui morbide et inhumain.
Une comptabilité qui rappelle aussi que la traite négrière n’était qu’une facette d’un grand commerce triangulaire duquel l’Europe a tiré d’importants profits.
Krystel Gualdé, directrice scientifique du Musée d’histoire de Nantes
PHOTO : RADIO-CANADA / YANIK DUMONT BARON
Dans ce commerce, les Africains tenus en esclavage dans les Amériques fournissaient aussi à très bas coût une matière première, comme le sucre ou le café, qui était rapportée en Europe pour être transformée et vendue à fort prix.
C’est l’appât du gain, rappelle Krystel Gualdé, du gain rapide. C’est ce goût-là qui fait que la traite négrière et l’esclavage vont se développer.
Et enrichir des nations comme la France, le Portugal et l’Angleterre.
Un passé trop caché?
La plupart des touristes qui passent par Nantes ne voient probablement qu’une version bien plus abrégée de l’histoire négrière de la cité. Une histoire qui défile sous leurs pas, le long de la Loire.
Accès au Mémorial de l’abolition de l’esclavage créé par Krzysztof Wodiczko et l’architecte Julian Bonder.
PHOTO : REUTERS / STEPHANE MAHE
Cette histoire s’inscrit d’abord sur le sol d’une promenade. On y retrouve 1744 plaques de verre réparties sur plusieurs centaines de mètres. Sur chaque plaquette, le nom d’un navire qui a quitté Nantes pour mener une expédition négrière.
La promenade mène vers un mémorial sous-terrain dédié à l’abolition de l’esclavage. Une structure de béton invitant à la réflexion. L’endroit est beau, bien fait. Et discret.
À Nantes, ils sont plusieurs à croire que ce n’est pas assez. Barbara Chiron, par exemple, croit que la France devrait s’intéresser davantage aux répercussions actuelles de la traite négrière d’il y a 400 ans.
À ses yeux, la distance d’avec les anciennes colonies efface l’urgence d’agir.
Ça se voit plus quand on habite les États-Unis, parce qu’on côtoie les anciens esclaves, alors qu’en France métropolitaine […] on ne peut pas le palper, on ne peut pas le toucher.
Un passé à mieux détailler dans les livres d’histoire
Dieudonné Boutrin, lui, veut aussi que les Français parlent davantage de leur passé d’esclavagiste. Qu’ils se mettent davantage dans la peau de ces Africains embarqués de force, transformés en machine à produire des richesses.
Cet après-midi, il regarde fièrement un grand conteneur bleu installé dans une zone industrielle de Nantes. Une pièce importante d’un rêve qu’il caresse depuis des années.
Ce descendant d’esclaves martiniquais souhaite bâtir une grande réplique d’un bateau négrier. Un navire qui voyagerait en pièces dans des conteneurs. Une embarcation éducative qu’il pourrait déplacer pour éduquer, sensibiliser.
On utilise le bateau comme symbole, comme caisse à outils, explique-t-il. Les gens pourront mieux comprendre le mécanisme de l’esclavage, le côté business de l’esclavage.
Dieudonné Boutrin peine à trouver le financement pour son projet. Des difficultés qu’il attribue à un désir de ne pas trop parler d’une partie bien compliquée de son histoire.
Napoléon Bonaparte, il a rétabli l’esclavage. C’est un héros pour tout le monde en France. Mais pour les Guadeloupéens, c’est un assassin! Dieudonné Boutrin
Je ne suis pas là pour faire le procès de Bonaparte, mais je dis, c’est l’histoire de France. Nous pouvons regarder le passé en face.