La Roumanie est le seul pays à reconnaître officiellement la profession de sorcière en Europe. Faut dire que le fisc s’en est mêlé pour qu’elles puissent payer leurs impôts et taxes. L’Église orthodoxe n’arrive pas a interdire ce genre de pratique et cela va même jusqu’à inclure certaines pratiques pour éviter que les prêtres soient chassé du patelin
Nuage
La Roumanie, paradis des sorcières

Bucarest, Bratara Buzea (au centre) invoque les forces du mal. Le but? Débarrasser une épouse délaissée de la rivale qui convoite son mari.
GEORGE POPESCU/EST&OST POUR L’EXPRESS
De notre envoyé spécial Charles Haquet, avec Iulia Badea-Guéritée,
Ici, on ne les brûle plus, on les adule. Jeteuses de sorts, désenvoûteuses ou liseuses d’avenir ont pignon sur rue en Roumanie. Quand toute une tradition de croyances populaires se transforme en business florissant.
Et soudain, la vieille sorcière brandit son balai enflammé vers la voûte céleste en invoquant les forces du mal.
« Que cette créature connaisse les tourments éternels et que son âme pourrisse en enfer! » crie-t-elle, tandis que des braises incandescentes retombent en pluie sur elle.
Cette scène n’a pas lieu à Salem ou au pays d’Oz, mais à Bucarest.
Depuis plus de trente ans, Bratara Buzea reçoit dans son coquet pavillon des amoureux transis, des conjoints en quête de vengeance ou des politiciens ambitieux. Elle jette des sorts, prononce des malédictions et libère les âmes ensorcelées. Ce soir, une épouse délaissée est venue lui demander de chasser la rivale qui convoite son mari.
Tout à l’heure, Bratara se rendra à la rivière pour y capturer une libellule, qu’elle placera dans un pot de miel. L’insecte, englué, sera neutralisé… comme l’indésirable. Hier, c’était un vieil homme atteint d’épilepsie. Comme remède, Bratara lui a prescrit neuf grains de poivre, des brins de cerfeuil et un coeur de pigeon « à manger palpitant, un soir de pleine lune ».
Le sujet pourrait prêter à rire, mais ici, en Roumanie, l’affaire est sérieuse. A Bucarest, 4 habitants sur 10 consultent une sorcière « de façon régulière ou occasionnelle », selon une enquête menée l’an dernier par Vintila Mihailescu, directeur du laboratoire de sociologie à l’Ecole nationale d’études politiques et administratives.
« Ce chiffre, très élevé, s’explique par la montée du sentiment d’insécurité lié à la crise économique, analyse cet anthropologue. Même dans les milieux aisés, les Roumains ont peur de l’avenir, alors ils vont voir des sorcières pour se rassurer. »
200000 euros pour briser le sortilège jeté par sa belle-mère
Bien sûr, personne ne l’avoue. On ne peut quand même pas reconnaître que l’on croit à ces fadaises. Rien qu’à Bucarest, pourtant, des centaines de « praticiennes », souvent d’origine gitane, offrent leurs services occultes avec un sens consommé du marketing. Site Internet, page Facebook, tarifs dégressifs: « Sorcières Inc. » se porte bien.
Pays très croyant, la Roumanie compte 18000 églises, soit quatre fois plus que d’écoles. Et pourtant, la sorcellerie y prospère.
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Et si la plupart se contentent, contre quelques euros, de lire l’avenir dans des cartes de tarot, d’autres s’enrichissent en se constituant une clientèle haut de gamme. Oana Zavoranu en sait quelque chose. Cette star roumaine du petit écran aurait versé plus de 200000 euros à une « désenvoûteuse », à la fin de 2011, afin de briser le sort que lui aurait jeté sa belle-mère. Mais que peut la magie contre une belle-mère? Déçue des piètres résultats, Oana Zavoranu a voulu se faire rembourser. En vain. Portée devant les tribunaux, l’histoire a fait les gros titres des journaux à sensation. Elle a aussi attiré l’attention du fisc. Pourquoi les sorcières ne paient-elles pas de taxes? Pour cela, il fallait leur donner un statut. C’est chose faite.
Depuis janvier 2012, les sorcières figurent au Classeur des occupations de Roumanie, rubrique 516 – Services à la personne -, sous l’intitulé « Travailleurs décrivant le passé et prévoyant les événements futurs ». Aujourd’hui, la Roumanie est certainement le seul pays d’Europe à reconnaître officiellement la profession de sorcière.
« Il n’y a pas de quoi être fier, soupire Nicola Filis, professeur de mathématiques dans une petite bourgade, près de Bucarest. Ces croyances ridicules donnent une mauvaise image de notre pays. Dommage que Descartes ne soit pas né chez nous… »

Mama Atena 66 ans, a reçu le don de sa grand-mère.
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Le philosophe aurait eu fort à faire. En Roumanie, on ne badine pas avec les croyances. Pleurer durant la nuit du Nouvel An porte malheur… sauf si l’on a enfilé une culotte rouge. Une montre qui s’arrête après minuit annonce une mort prochaine. Quelques brins de romarin sous l’oreiller et l’on verra, en rêve, à quoi ressemble son futur conjoint. Mieux vaut enfin éviter de laver sa vaisselle à la Saint-Jean, sous peine d’attirer le deochi – le mauvais oeil. La terreur des Roumains. En 2009, le politicien Mircea Geoana, en course pour la présidence, s’était plaint d’avoir reçu des « attaques d’énergie négative » durant le débat télévisé qui l’opposait à son rival, Traian Basescu. Le deochi, forcément.
Pour 35 euros, Rodica Gheorghe l’éloigne définitivement. « Résultat infaillible », assure-t-elle. N’a-t-elle pas fini troisième au Concours international des sorcières, qui s’est tenu à Kiev, à la fin de 2011?
« Et cela, parmi 270 participants, et 12 finalistes venant d’Azerbaïdjan, du Zimbabwe ou de Russie », s’enorgueillit-elle.
Dans son bureau, des bougies allumées, un crâne humain et… un coffre-fort, encastré dans un mur vert amande.
« Voici ma mère, ajoute-t-elle, en montrant une photo en noir et blanc. Elle était la sorcière personnelle d’Elena Ceausescu, la femme du dictateur. »
« Le don ne s’apprend pas dans les livres, il se transmet par les rêves »
Contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, les communistes n’ont pas fait de chasse aux sorcières.
« Je n’ai jamais eu de problèmes avec eux, témoigne Mama Atena. Je recevais souvent des cadres du Parti. »
Vêtue d’une longue jupe festonnée de fils d’or et d’un tee-shirt barré des mots Frightening Nights, cette sorcière de 66 ans officie depuis plus d’un demi-siècle dans la ville de Maracineni, à une centaine de kilomètres au nord-est de Bucarest.
La fille de Mama Bratara, Mihaela, a ouvert une page Facebook
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« Je ne sais ni lire ni écrire, mais je n’en ai jamais eu besoin, dit-elle d’une voix forte. Ce don ne s’apprend pas dans les livres, il se transmet par les rêves. C’est comme ça que je l’ai reçu de ma grand-mère, avant qu’elle meure. »
Pour ramener les maris volages au bercail ou chasser le spleen, Mama Atena fait chauffer du métal à souder, elle le jette dans un bol d’eau, puis elle interprète la forme qu’il prend en se figeant.
Quand on lui demande si elle n’abuse pas de la crédulité de ses clients, elle roule des yeux terribles en dévoilant ses dents en or:
« Le médecin fait payer ses patients avant leur guérison, dit-elle. Moi, je ne demande de l’argent que lorsque le problème est résolu. »
Cette parade fait sourire Laurentiu, l’un de ses voisins.
« Elles tiennent toutes le même discours: elles ne veulent rien, mais il faut sans arrêt leur faire des cadeaux pour conjurer le mauvais sort. »
Et si, vraiment, un client lui demande des comptes? Mama Atena montre le crucifix accroché au-dessus de sa tête:
« Je n’agis qu’avec l’aide de Dieu, c’est lui qui parle par ma bouche. »
Prêtre à l’église Udricani, à Bucarest, Constantin Patuleanu cache mal son agacement:
« Pour attirer les fidèles, les sorcières n’hésitent pas à invoquer Dieu et à s’approprier des objets de culte, dit-il. L’Eglise interdit formellement ces pratiques, mais elle n’a pas les moyens de les empêcher. »
Au-dessus de lui, comme pour appuyer ses dires, un tableau aux reflets cuivrés représente saint Ménas, martyr chrétien qui protège l’honnête homme des voleurs.
Mama Bratara excelle dans la magie noire.
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« Les sorcières parodient Dieu pour faire prospérer leur commerce, ajoute-t-il. Elles arrivent à séduire les croyants qui cherchent des réponses à leurs états d’âme. Ils ont l’illusion qu’ils les obtiendront plus vite auprès de ces divinatrices qu’en se confiant à un prêtre, qui leur parlera de jeûne et de confession. »
Comment la sorcellerie a-t-elle prospéré dans un pays qui compte quatre fois plus d’églises que d’écoles? La foi s’accommoderait donc des boules de cristal?
« L’Eglise orthodoxe n’a jamais vraiment condamné les oracles, affirme l’anthropologue Vintila Mihailescu.
Au coeur des Carpates, des « faiseuses de miracles »
C’est notamment vrai dans les villages, où les prêtres sont confrontés à des pratiques séculaires, qui s’apparentent à de la sorcellerie. S’ils ne les intègrent pas dans leur liturgie, ils risquent de se faire chasser.
» Parmi ces rites préchrétiens, le « passage par la fenêtre ».
Lorsqu’un bébé est malade, on le passe trois fois de suite par une ouverture.
« Durant la cérémonie, on change le prénom de l’enfant pour que la maladie perde sa trace, poursuit-il. Souvent, les parents demandent au prêtre de bénir la fenêtre. S’il refuse, il est privé de sa légitimité. »

Izabela participera au Congrès des sorcières, le 24 juin.
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Dans certaines contrées, les prêtres vont plus loin. Au coeur des Carpates, dans le fief de Dracula, on ne trouve pas de sorcières gitanes, mais des vieilles Roumaines qui se définissent plutôt comme des « enchanteresses ». Discrètes, elles ne se font pas payer, contrairement aux Roms. A Campofeni, petit bourg de 180 âmes, Maria Negut a travaillé toute sa vie dans une coopérative agricole. Le soir, elle devenait sorcière. Agée de 89 ans, elle continue de recevoir les villageois en détresse.
Quelques paroles, un sourire… Elle aurait pu être psy, finalement.
« On vient me voir de très loin, dit-elle. J’aimerais que ma fille m’aide, mais son travail ne lui en laisse pas le temps. Elle ne se souvient même pas des formules magiques que je lui ai apprises. Quand je disparaîtrai, ce savoir partira avec moi. »
Ici, pas de fioritures ou de mises en scène macabres. Dans sa cuisine, où règne une forte odeur de choux, des bombonnes sont entreposées.
« C’est ma réserve d’eau bénite, explique-t-elle.

Le prêtre Constantin Patuleanu, dans son église, à Bucarest, s’indigne de l’influence des sorcières: « Elles parodient Dieu pour faire prospérer leur commerce. »
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Je l’achète au pope, le jour de la Saint-Jean, et je la donne à boire à tous ceux qui ont été envoûtés.
» Le prêtre le sait-il? « Oui, bien sûr, et ça ne lui pose pas de problème », affirme-t-elle.
Difficile de vérifier. Rares sont les prêtres qui acceptent d’évoquer ce sujet. Surnommé
« Petit Père », Ion Ghilencia, 71 ans, a bien voulu nous en dire plus. Installé près d’un poêle en céramique, devant un budinca cu branza,roboratif gâteau de pâtes arrosé de vin maison, ce pope chaleureux déplore les méthodes de ces « faiseuses de miracles »:
« Elles n’ont qu’un seul pouvoir, la parole, mais elles savent bien s’en servir, dit-il. Quand j’étais gamin, je voyais les filles de mon village défiler chez une sorcière. Elles voulaient savoir à quel âge elles se marieraient. Pour cela, elles se baignaient dans une drôle de mixture. Et moi, avec mes copains, on se rinçait l’oeil. »
Le vin maison a un goût de tord-boyaux, mais il aide à la confidence. « Petit Père » finit par évoquer, à demi-mot, les dérives de ses frères.
« Certains prêtres acceptent, contre de l’argent, de prédire l’avenir. Ils demandent aux fidèles de faire le signe de la croix et d’ouvrir le Nouveau Testament au hasard, puis ils interprètent ce qu’ils voient. La lettrine est rouge? Heureux présage. Noire, beaucoup moins. »

Poupées, figurines en chiffon… les accessoires qui permettent à Mama Bratara de jeter des sorts ou de libérer les âmes envoûtées.
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Pourquoi des prêtres se livrent-ils à ces pratiques? Se prennent-ils pour Arsenie Boca, ce maître spirituel du XXe siècle qui, parmi d’autres visions, avait prévu la chute du communisme? Editeur de recueils de magie,
Viorel Garbaciu tient peut-être la réponse: « L’Eglise orthodoxe roumaine est empêtrée dans des scandales financiers. La population a également critiqué le manque de compassion du clergé, après l’incendie d’une boîte de nuit, à Bucarest, en octobre 2015, qui a causé la mort d’une soixantaine de personnes. Enfin, la construction d’une gigantesque cathédrale, au coeur de Bucarest, suscite de nombreuses controverses, en raison de son coût prohibitif – plus de 100 millions d’euros. Résultat, les Roumains prennent leurs distances avec l’Eglise. »
Persécutées pendant des siècles par l’Eglise, condamnées au bûcher par centaines, les sorcières seraient-elles en train de prendre leur revanche?
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