Rare qu’s’arrête peu des conséquences de la guerre envers la faune, mais a cause de bombardements des animaux, des oiseaux migrateurs fuient les lieux. Que penser des animaux qui n’ont pas le choix de faire partie intégrante de la guerre et souvent d’y mourir
Nuage
1914-1918: «la Guerre des animaux»

Un chien de l’armée britannique, en 1916.
PHOTO DAMON CLEARY/CNRS 2013
L’historien Eric Baratay, spécialiste des relations hommes-animaux, laboure un champ très singulier dans le paysage français. Mettant en regard les données de l’éthologie et de l’histoire, il relègue l’homme au second plan pour sebconcentrer sur Le Point de vue de l’animal, titre de son avant-dernier ouvrage (Seuil, 2012).
Dans cette même perspective, son dernier livre, Bêtes des tranchées. Des vécus oubliés (CNRS Editions, 2013), ne se contente pas de relater le rôle— immense — qu’ont joué les animaux dans la Grande Guerre : il s’attache à explorer le vécu de ces chevaux, chiens ou pigeons enrôlés de force dans le conflit. Sa lecture aide aussi à se rappeler combien soldats et généraux vivaient alors étroitement au milieu des bêtes — ce qui, dans notre conception moderne de la guerre, paraît presque impensable. Nous avons revisité avec Eric Baratay la manière dont il a travaillé pour cet ouvrage, et quelques-uns des chemins de traverse que sa démarche nous fait découvrir.
DES ACTEURS OUBLIÉS
Les témoignages qui nous sont parvenus en attestent : à l’été 1914, puis à chaque montée au front, beaucoup de soldats s’étonnent du grand nombre de bêtes. Cette forte présence animale vient de la multiplicité des besoins : équidés bâtés ou d’attelage, chevaux de cavalerie, chiens de traîneau ou messagers, pigeons voyageurs. La mortalité survenue chez les équidés (chevaux, mules et ânes) donne le vertige : 11 millions ont été emportés dans la guerre.
Ce lourd tribut payé par les animaux a été en grande partie négligé. Pour quelle raison ?
« Les anciens combattants les ont d’abord célébrés, précise Eric Baratay. Puis, à partir des années 1930, l’oubli a commencé. Il a été en partie renforcé par l’image que nous nous sommes forgée de ce conflit : celle de la première guerre industrielle. Avec les tanks, les mitrailleuses, les trains et les taxis de la Marne, l’animal a fini par apparaître comme secondaire, alors qu’il était en fait fondamental. »
Au milieu du siècle, on fait peu de cas des bêtes. Il faudra attendre les années 1980, les progrès de l’éthologie et l’interrogation croissante des pays occidentaux sur la condition animale pour que se manifeste un nouvel intérêt pour le sujet.
LE PROBLÈME DES ARCHIVES
Raconter l’histoire du côté des animaux suppose d’utiliser des archives évidemment établies par les hommes.
« On se heurte avec l’animal au même problème que celui qu’ont rencontré les historiens lorsqu’ils ont voulu faire le quotidien des combattants : dans les archives militaires, il n’y a quasiment rien, précise le chercheur. Ce sont des archives très administratives, qui n’en disent pas plus sur le vécu d’un “poilu” que sur celui des animaux. Les archives françaises de Vincennes, par exemple, ont conservé les documents se rapportant aux conducteurs de chiens, à leurs faits d’armes, à leurs décorations, mais les registres concernant les chiens eux-mêmes, qui ont existé et auraient pu donner des informations sur leur provenance, leurs fonctions ou leur démobilisation, ont disparu. »
Pour avancer dans sa recherche, Eric Baratay s’est essentiellement appuyé sur les témoignages des combattants — journaux, lettres ou romans. Maurice Genevoix, dans son recueil de récits de guerre Ceux de 14, parle énormément des animaux. De nombreux soldats les évoquent également dans leurs écrits de tous les jours, souvent en s’apitoyant sur leur sort, tel cet artilleur français qui les qualifie de « frères inférieurs ».
A quoi s’ajoutent les précieux témoignages des vétérinaires.
« La guerre fut pour eux une période de forte inventivité : ils étaient confrontés à des cas inédits, ils devaient improviser. Le conflit terminé, beaucoup eurent le désir de transmettre ce qu’ils avaient appris », précise l’historien, qui estime cette littérature, aussi scientifique soit-elle, « indispensable pour atteindre des vécus d’animaux, notamment leur endurance, leurs traumatismes, leur alimentation et leur relation avec les hommes ».
LES ANGLAIS PLUS AVISÉS QUE LES FRANÇAIS
Pour les animaux comme pour les hommes, la guerre commence lorsqu’ils sont réquisitionnés. Du côté des forces alliées, les chevaux viennent d’abord de France et du Royaume-Uni. Mais le conflit se prolonge, les pertes sont élevées : dès la fin 1914, il faut aller les acheter au Canada, aux Etats-Unis ou en Argentine. On les amène par bateaux, lors d’interminables traversées de l’Atlantique.
Une épreuve à laquelle les Britanniques se montrent nettement mieux préparés que les Français.
« Ils avaient tiré les leçons de la guerre des Boers, pour laquelle 60 % des chevaux engagés étaient morts durant le voyage vers l’Afrique du Sud », rappelle Eric Baratay.
Alors que les Britanniques paient immédiatement les équidés choisis et infligent aux équipages civils des amendes proportionnelles aux pertes, les Français ne donnent qu’une avance, et laissent les marchands américains assurer un transport à moindre coût.
Pour les chevaux, le voyage est un calvaire. Entassés sur le pont extérieur, ils y endurent le froid et les vagues. Dans les étages intérieurs, ils se souillent les uns les autres. Les cadavres ne peuvent être évacués, les conditions d’hygiène sont déplorables. Cette négligence se paiera cher : les Français perdent environ 40 % de leurs chevaux dans ces transports, les Anglais environ 20 %.
De manière générale, les Britanniques apparaissent plus respectueux des animaux qu’ils emploient que les Français, notamment vis-à-vis des chiens.
Qu’ils soient messagers, sentinelles, gardes ou secouristes, « il s’agit, pour les Britanniques, de construire une relation et de susciter leur collaboration, alors que les Français leur imposent un ordre et une fonction », souligne Eric Baratay :« Très imprégnés de la notion d’animal-machine, ces derniers assimilent le dressage à une méthode de conditionnement et privilégient la distance entre le maître et le chien. Les Anglais, au contraire, considèrent que chaque chien est différent, avec sa psychologie propre, et laissent le lien s’établir entre son maître et lui. »
« RETOURNER » LES DOCUMENTS
S’interroger sur les vécus animaux, cela suppose, comme le dit joliment Eric Baratay, de « retourner les documents » — autrement dit, de s’intéresser à des détails que les hommes ont relégués en arrière-plan.
« Dans Voyage au bout de la nuit, puis dans ses entretiens, Céline a fait des descriptions saisissantes des charges de cavalerie, illustre-t-il. Il raconte ce qu’il vit alors : il reçoit de la poussière dans les yeux, ne voit plus rien, ne maîtrise plus le cheval, entend le bruit des canons, et tout ce qu’il peut faire, c’est se tenir à peu près debout sur sa monture. Retourner les documents, c’est transposer ce ressenti au vécu du cheval. C’est en lisant Céline que j’ai compris pourquoi les cavaliers chargeaient groupés, ce qui semble suicidaire face aux mitrailleuses allemandes : avec le bruit, la poussière, l’odeur du sang, les chevaux menés isolément seraient partis dans l’autre sens ! »
Tenter de se mettre dans la tête d’un cheval ou d’un chien, passe encore. Mais dans celle d’un pigeon voyageur ? Le défi n’effraie pas l’historien. Il s’interroge notamment sur Vaillant, le célèbre pigeon voyageur du fort de Vaux, près de Verdun, qui constitua pendant l’offensive des Allemands, début juin 1916, l’ultime moyen de communication entre les troupes et le commandement.
« J’ai reconstitué son itinéraire entre le fort et Verdun, et j’aimerais savoir, en fonction du temps qu’il faisait, des bombardements qui avaient lieu à ce moment-là — toutes choses que l’on peut retrouver —, ce qu’un pigeon traversant un tel champ de bataille peut ressentir », espère-t-il.
Sans trop d’illusions toutefois. « Les éthologues sont maintenant d’accord pour dire que les oiseaux ont des émotions, mais nos connaissances dans ce domaine restent infiniment plus pauvres que sur les mammifères. »
DU BON USAGE DE L’ANTHROPOMORPHISME
On lui fait parfois le procès d’être anthropomorphique ? Eric Baratay répond qu’il propose un autre versant de l’Histoire, moins anthropocentré. Mais il assume, en effet, un certain anthropomorphisme.
« Celui qui consiste à ne pas partir du principe que nous sommes tellement différents des animaux que cela ne sert à rien de les interroger, précise-t-il. Nous sommes aussi des animaux, il y a donc entre nous de vraies similitudes. Cet anthropomorphisme que j’appelle de “questionnement”, c’est celui qui se demande, face à une faculté humaine, si tel ou tel animal ne l’a pas également à sa manière. Ce qu’il faut éviter, c’est l’anthropomorphisme de conclusion. »
Bêtes des tranchées. Des vécus oubliés, d’Eric Baratay, CNSR Editions, 2013.
Ceux de 14, de Maurice Genevoix, Flammarion, 2013.
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